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Ce qui se cache dans les cahiers de doléances de la Somme

  • Photo du rédacteur: Sylvie Alphandéry
    Sylvie Alphandéry
  • 31 mars
  • 9 min de lecture

Un groupe d’historiens et de sociologues se sont penchés sur les Cahiers de doléances de la Somme. Un article paru dans les Annales, volume 70, en septembre 2024 en témoigne. 


Annales - Déchiffrer les cahiers de doléances (Cambridge University Press)
Annales - Déchiffrer les cahiers de doléances (Cambridge University Press)

162 cahiers, et leurs 978 doléances ont été déposés aux Archives départementales de la Somme.

Les textes contenus dans les Cahiers vont de quelques lignes à plusieurs pages. Il faut souligner que ce sont les gilets jaunes qui sont les premiers rédacteurs de cahiers, le moment du grand débat intervient en fin de période de rédaction des cahiers.   


Les premiers cahiers de doléances connus sont ouverts les 7 et 8 décembre 2018 dans les mairies de petites communes, à l’initiative de l’Association des Maires Ruraux de France (AMRF). L’ouverture des cahiers s’opère à l’échelon communal : elle est de la responsabilité du conseil municipal. Les réseaux associatifs d’élus se sont fortement mobilisés pour inviter leurs administrés à écrire des Cahiers, comme s’ils considéraient qu’il fallait prendre en compte la parole citoyenne, pour appuyer l’exercice d’une politique publique digne de ce nom. 


Une du Parisien en décembre 2018 suite à l'opération "Mairie Ouverte" initiée par l'Association des Maires Ruraux de France (AMRF)
Une du Parisien en décembre 2018 suite à l'opération "Mairie Ouverte" initiée par l'Association des Maires Ruraux de France (AMRF)

Dans la Somme, les Cahiers sont installés en mairie quelques jours avant que la préfecture ne commence à démanteler les ronds-points. 80% des 978 doléances sont rédigées en mairie et sont manuscrites. Le Cahier est placé dans le hall d’accueil, et offre donc un espace commun, qui permet que se construisent des dialogues entre les rédacteurs. Certaines mairies précisent qu’on peut s’asseoir pour rédiger des cahiers.


Au mois de janvier, la cérémonie des vœux rappelle la possibilité de remplir les cahiers dans les mairies, le grand débat est lancé le 15 janvier 2019. L’opération n’a pas le succès escompté sur l'écriture de cahiers en tant que tels : 60% des cahiers seulement sont rédigés après l’annonce du grand débat, alors que cette proposition du Président de la République est fortement médiatisée. La datation des cahiers permet d’observer la temporalité des diverses contributions et le chassé-croisé entre les Cahiers issus des ronds-points, les cahiers déposés dans les mairies, avant et après le grand débat. 


Gilets Jaunes à Paris - Photo par Olivier Ortelpa (CC by)
Gilets Jaunes à Paris - Photo par Olivier Ortelpa (CC by)

Les rédacteurs s’adressent au pouvoir en place, au président Macron, comme à la représentation publique : ils se considèrent comme portant une parole légitime, car ils se sentent citoyens au même titre que les élus de la république.  Par ailleurs, les historiens soulignent que les Cahiers, déposés dans les mairies, dialoguent souvent entre eux, comme si le temps d’écriture des Cahiers constituait un moment où se construit une parole citoyenne qui se nourrit des témoignages de chacun, en quelques lignes ou en plusieurs pages, avec des propositions bien structurées. 


Les idéaux de redistribution et de justice sociale sont au cœur des écrits.

Dans l’ensemble des Cahiers apparaissent des thèmes centraux et des valeurs : la défense des services publics, la reconnaissance du travail, la justice fiscale, et sociale... Le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) défendu par les Gilets jaunes se retrouve aussi dans les Cahiers de la Somme. 


Il est intéressant d’observer les couvertures des Cahiers. Les mairies composent elles-mêmes leurs pages de présentation qui parfois évoluent : l’association « Rendez les doléances » cite ainsi le Cahier de Doingt-Flamicourt , qui est d’abord installé dans la mairie en décembre avec la mention "Consultation Doléances / gilets jaunes" qui se transforme en janvier en "Grand débat national", avec un autre ajustement, Le cahier de doléances devient un cahier de "doléances et propositions". 


Article du journal Le Monde sur les Cahiers de Doléances.
Article du journal Le Monde sur les Cahiers de Doléances.

À partir du 15 janvier 2019, on assiste à un recadrage organisé par les préfectures, comme si les cahiers de doléances permettaient de de déplacer le lieu des mobilisations citoyennes des ronds-points aux mairies, voire, bien plus radicalement d’en renouveler les acteurs. Et pourtant, parmi les 17 communes qui concentrent le nombre de doléances les plus important, 15 sont connues pour avoir abrité au moins une mobilisation.  


Les cahiers se sont donc constitués comme un lieu de dialogue entre les différents acteurs que sont les gilets jaunes, les habitants des villages qui répondent aux appels de l’AMRF, puis les participants au grand débat, parfois les différents espaces se chevauchent. 


Les 4 axes de discussion proposés par le gouvernement sont très peu suivis par rédacteurs qui sélectionnent des thèmes auxquels ils tiennent, reformulent les problèmes et mettent en avant des sujets qu’ils considèrent comme urgents. 

Si la classe politique est perçue comme une élite éloignée des préoccupations des français, les cahiers expriment en même temps une forme d’attachement à l’état qui s’exprime par une volonté d’implication directe dans les affaires publiques ainsi que la demande d’une collaboration entre rédacteurs et autorités à qui ils s’adressent.


Les contributeurs se placent sur un pied d’égalité vis-à-vis des gouvernants en affichant une compétence, une légitimité à discuter de ce qui permet de faire communauté dans le pays et qui devrait être transformé.


Dans la plupart des écrits, les rédacteurs de cahiers relient leurs conditions individuelles à celles de de ceux qui, comme eux, supportent les coûts que sont les taxes sur le carburant, la hausse des prix du gaz et de l’électricité… Ils s’adressent à une communauté de semblables, qui sont invités à avoir leur mot à dire pour améliorer ensemble leurs conditions de vie : 


« Je ne suis pas un spécialiste, qu’un français qui aimerait enfin voir les français partager le pouvoir ».


Une place de choix est faite à la révolution de 1789, encouragée par la réactualisation du libellé « cahiers de doléances ». 



L'imaginaire révolutionnaire est très présent dans les contenus et jusque sur les couvertures des cahiers.
L'imaginaire révolutionnaire est très présent dans les contenus et jusque sur les couvertures des cahiers.

Les principes révolutionnaires sont évoqués pour servir d’instrument d’analyse du temps présent, comme dans ce témoignage : « Liberté, égalité, fraternité ; la devise de la France que nous envient certains pays mais malheureusement cette belle devise est loin d’être respectée. C’est pour cette raison que l’on est obligé d’avoir recours aux Cahiers de doléances comme au moment de la Révolution française ». Ou encore :

« Liberté, égalité, fraternité : ce n’est qu’une utopie »  

Un autre écrit : « Le montant trop important des salaires des hauts fonctionnaires, peut soustraire des ressources à d’autres secteurs comme la santé ou l’instruction. » - Tout est présenté dans les termes d’une juste proportion dans la redistribution des ressources publiques par rapport à un ensemble à partager, constitué par les ressources communes sur lesquelles chacun a le droit et la responsabilité de dire un mot, d’exiger une juste équité, une juste distribution. « L’enrichissement de l’un ne doit pas se faire au détriment de l’autre. Il est souhaité que le salaire du président français représente la moyenne du salaire de tous les français. » 


Si l’impôt prend une place aussi importante dans les cahiers de doléances, c’est parce qu’il est le lieu où s’exerce ce raisonnement proportionnel. L’impôt est une mesure de justice sociale : « Il n’y aura pas de justice sociale, sans une plus grande justice fiscale ». Aucune des doléances analysées ne demande l’exemption fiscale et on trouve des plaidoyers pour le maintien de l’impôt.  Ce qui est revendiqué c’est la réalisation du principe d’après lequel chacun doit donner selon ses possibilités et recevoir selon son apport à la manne commune. Nécessaire l’impôt doit peser sur tous : « Tout le monde doit payer l’impôt même si ce n’est qu’1 ou 2 euros par mois.  L’impôt est ce qui fait de l’individu un citoyen à part entière … / Celui qui ne paye jamais rien ne se soucie pas d’économiser l’argent public ». 


Un lien est ainsi établi entre le paiement de l’impôt et la participation à la chose commune, à la citoyenneté.

« Les valeurs qui doivent compter aujourd’hui sont la justice fiscale et la juste rémunération des efforts ». 


L’attachement au prélèvement tient à sa capacité à corriger des écarts de situation trop importants, considérés comme disproportionnés, des épargnants ordinaires, des retraités pauvres, des fonctionnaires modestes. Les doléances se présentent ainsi comme des propositions d’économie politique axées sur une juste redistribution et un bon usage des ressources.



Image de "Citoyen Chouette" pour outiller les luttes des Gilets Jaunes
Image de "Citoyen Chouette" pour outiller les luttes des Gilets Jaunes

Les services publics sont perçus comme la contrepartie légitime du paiement des impôts, une propriété collective dont les cahiers dénoncent l’effritement. 

Voir disparaître des écoles, collèges, lycées, des hôpitaux, maternités, EPHAD, poste, trésorerie c’est bien sûr perdre des accès à des services mais aussi perdre des lieux de socialisation de d’apprentissage des droits par le partage d’informations, par l’entraide. C’est perdre un point d’ancrage de l’appartenance citoyenne, thème particulièrement récurrent dans les cahiers des communes rurales.  Voici comme l’exprime un adjoint au maire d’une petite commune « Nous avons déjà 30 kms pour l’hôpital, 7 kms pour faire une photo d’identité, 20 kms pour la sous-préfecture, sans transports public ». 


Le thème du travail est également présent dans les Cahiers. D’après les contributeurs, le travail a perdu ses prérogatives essentielles qui en faisait un rempart contre la pauvreté.

Dans les Cahiers, la pauvreté est associée à la dépendance aux aides sociales.

Les écrits dénoncent le paradoxe qui consiste à voir coexister pauvreté et travail. Ils réclament « Le droit de vivre de notre propre salaire… / je voudrai une hausse du SMIC pour arrêter de survivre » ; « Je ne me reconnais plus dans cette France où je ne vis plus de mon salaire » ; « je suis une travailleuse pauvre, vraiment quotidiennement j’ai le sentiment de travailler à perte » ; « Sommes-nous condamnés à devenir de futurs pauvres ? » écrit un habitant qui se décrit comme « Un français moyen à la retraite »...

Les registres de la honte et du scandale reviennent régulièrement : « Se retrouver pauvre parce qu’on est à la retraite, quelle honte ! » - Ce sont surtout les personnes retraitées qui refusent ce qui est perçu comme un changement capital : ils ne se sentent plus appartenir à la communauté des travailleurs bénéficiant de droits acquis grâce à leur travail, qui remplissait alors un rôle protecteur.



Le travail stable faisait alors partie des attentes de chacun, un moyen d’assurer une vie digne. Un passé qui paraît désormais révolu, à lire les Cahiers, la condition de travailleurs pauvre est de plus en plus répandue. L’expérience de la pauvreté n’est plus réservée aux exclus ou aux marginaux. Elle menace également ceux dont les métiers appartiennent aux univers productifs. Pour les travailleurs pauvres, ce déclassement doit être porté à l’attention publique. Les Cahiers de doléances sont donc des Cahiers de citoyens qui exigent une reconnaissance qui a disparu. Pour eux la citoyenneté repose sur le principe d’un contrat, fait d’une stricte réciprocité : travailler et acquitter des impôts sont des contributions au bien commun qui permettent d’exiger en retour ressources qui permettent de vivre et droit d’intervenir pour fixer ensemble ce qui est juste pour tous. Les rédacteurs qui s’expriment majoritairement dans les Cahiers sont des retraités et des acteurs issus de la classe moyenne pauvre, autrement dit des travailleurs pauvres ou des retraités pauvres. Ils exercent des métiers qu’ils définissent comme utiles à la société : métiers liés à la santé, à l’éducation, dans les campagnes à l’agriculture …Ce sont des métiers qui ne sont plus assez rémunérés. Autrement dit, comme l’écrivent les chercheurs :

Pauvre n’est pas un nom commun décrivant une condition vécue, c’est un adjectif qui qualifie la dégradation d’un statut.

Ceci renforce la présentation des doléances comme des textes citoyens : participer à leur rédaction signifie non seulement réclamer des revenus décents mais aussi revendiquer une place à part entière dans la communauté, et ne pas être considéré comme une population mineure.  « Il faudrait arrêter de dresser les français les uns contre les autres, les actifs contre les retraités, et un peu plus de respect pour nous qui avons contribué à faire progresser la France. Nous ne sommes pas des fainéants, ni des nantis. On a fait notre part de notre travail ! »


« La retraite n’est pas une aide charitable, ni de l’assistanat. C’est le juste retour du travail donné qui ouvre un accès légitime à des ressources suffisantes pour vivre. Aucune relation ne peut être établie entre retraite et oisiveté. » En outre, dans les cahiers sont rappelés que de nombreux retraités viennent en aide à leur famille, participent à la vie associative et donc occupent une place active dans la communauté citoyenne. 


La valorisation du soin donné bénévolement à sa famille, à ses voisins est un plaidoyer pour la prise en compte de modes de contribution sociales qui jusque là n’avaient pas été reconnus. Autrement dit le périmètre de ce qu’est un travail utile dépasse le cadre de production de biens et de richesses matérielles. Dans les cahiers, sont sans cesse retravaillées les bornes de la communauté citoyenne qui définissent des critères de légitimité et d’appartenance : les doléances débattent des modalités et des critères qui devraient redonner toute leur place à de nombreux rédacteurs de cahiers qui se sont sentis fragilisés et exclus alors qu’ils devraient avoir pleinement accès à des droits qui leurs reviennent à part entière.  


Les Cahiers soulignent combien leurs rédacteurs participent à la richesse commune, en termes de travail, de métiers utiles, d’activités bénévoles qui créent du lien social et se préoccupent de ceux qui sont laissés sur le chemin. 

Les retraites, le travail et l’impôt occupent plus de la moitié des écrits des Cahiers : il s’agit éviter l’enrichissement des uns aux détriment des autres, et il n’est pas étonnant que les critiques envers la fiscalité avantageuse des multinationales et des plus riches figurent d’une façon massive dans les Cahiers





Mais les cahiers sont loin de s’arrêter là, car ce à quoi aspirent leurs rédacteurs c’est la volonté d’être entendus car ils participent au bien commun, au fonctionnement de la société. A leurs façons, ils entendent participer à la chose publique. Ils aspirent avant tout, à reprendre la main sur la répartition des impôts, le développement des services publics, ils entendent avoir leurs mots à dire sur une plus juste répartition des richesses. Et si le mouvement des Cahiers ne faisait que commencer...

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